Hommage au virtuose Kä Mana
10 juin 2021 à 12 :26 heure de Goma, Cher Guillaume, Ton silence m’inquiète. Nous avons de projets importants qu’il nous convient de remettre sur les rails pour l’honneur de la pensée congolaise. Dis-moi dans quelle direction et selon quelle orientation nous devons marcher. Salutations cordiales. Kä Mana
Dans une cité où le savoir est gangrené par la morale dominante de crétinisation, nouvelle pierre philosophale de mille obstructions à l’éclosion de la connaissance et nouvelle loi de la tyrannie d’expansion de la bêtise pour la consommation du grand nombre, Kä Mana, obéissant à la seule loi des instincts les plus raffinés loin de parfums aphrodisiaques, s’est installé dans les dispositions spinoziennes de natures naturantes dont le but poursuivi était de produire d’autres natures naturantes et non de natures naturées qui ne sont que des êtres stériles. Il a de ce point de vue construit son sacerdoce par la domestication de la connaissance absolue, outil capricieux qui requiert la prouesse des dompteurs pour permettre au plus grand nombre de supporter le poids de la vérité ou de la raison pour guérir la cité de ses maux et corriger ses travers.
Ce maître indépendant, philosophe de l’édification d’un imaginaire sui generis cousu à même la peau d’un autre Congo, à sa seule mesure et non ce copier-coller bariolé d’insouciance et de penchants d’éternels colonisés dont les cerveaux sont tenus en laisse par des nains au lointain. De son style, son allure et son attitude, j’ai tiré la force nécessaire de me tenir à dix pas des instances de certification institutionnelle de reconnaissance du savoir, autrement dit l’accès au bonheur supérieur pour un esprit libre et méditatif.
Je tiens de lui cette impérieuse nécessité de ne jamais rester sur le seuil, de poursuivre la raison et la vérité dans les profondeurs des âmes et des livres en tenant à une grande distance les appréciations morales mais aussi en tenant pour nécessaire et raison de salubrité nationale non pas l’amour du prochain, mais l’amour de la jeunesse congolaise en lui créant son épine dorsale : l’autonomie de soi. Cette noblesse hautaine et sévère lorsqu’on s’en imprègne avec assiduité, marcher sur l’eau et déplacer les montagnes deviennent accessibles pour tous. Ce maître de l’ascétisme, pudique, à la générosité débordante nous a appris à démasquer les philosophâtres maladroits.
Inépuisable dans les moyens de livrer sa pensée, il a dépouillé son art de tout masque et de tout bouclier comme une mère se dépouille de son corsage en pleine rue ignorant toute pudeur et l’importance de cet objet de séduction pour abreuver son enfant et l’armer pour la grande lutte de la vie. C’est à cette aune que j’ai construit la lutte nouvelle celle du savoir pour le plus grand nombre, arme de transformation des moutons broutant en loups voraces. Dans une solitude qui lui est propre, le génie de l’invention a germé de son cœur avec un feu ardent qui n’échappe que des âmes d’un tout petit nombre à chaque millénaire pour illuminer les hommes.
Doté des doigts audacieux pour les grandes tentatives et des épopées militaires du savoir, ingurgitant le savoir brut et le régurgitant en pépites d’or et brillants solitaires qu’on pose sur les doigts fins de jeunes vierges à l’occasion de leurs fiançailles, Kä Mana a balisé le chemin de la connaissance pour un grand nombre. Ses fresques et ses horizons vastes de possibilités, nourris par une curiosité débordante et une foi robuste en l’avenir d’une jeunesse en déshérence pour lui offrir la pétulance du mardi gras. Le mystère du Dieu en croix a produit sur cet érudit à l’esprit chaste vis-à-vis des tyrans et de la fortune, sa mission première : irriguer la raison dans les cœurs de chaque enfant congolais pour l’éclosion d’une autre possibilité distincte de la volonté de puissance rustre dont la violence est le socle.
Dans l’histoire de l’humanité ne résistent au temps pas les honneurs qui tiennent en esclavage les dieux, les despotes et les fortunes douteuses mais seuls les phares qui illuminent les cités, c’est ainsi qu’il y a plus de deux mille ans un certain Epicure, petit instituteur de Samos laissa cachés dans son jardin trois cents ouvrages dont la sève vivifiante fut portée à la connaissance de la Grèce cent ans plus tard. C’est du même Epicure dont j’ai eu l’occasion de faire grand cas à Kä Mana dans nos intellections délicieuses, que la postérité a retenu les prémices du stoïcisme dans sa lettre à Ménécée dans laquelle il décrète avec une préciosité singulière que la mort est l’absence de toute souffrance, partant la mort n’est rien.
Kä Mana l’égal d’Epicure, cet homme à l’instinct aristocratique, à l’infatigable probité, qui a plongé son regard dans les abysses de l’univers, loin du culte de la surface, culte auquel il manifestait son dégoût, de même que son ivresse radicale des principes, sa subtilité, sa sagacité, a déployé dans son œuvre sa responsabilité devant Dieu et les hommes à produire les instruments de l’homme du surlendemain étincelant d’or et de bonté. A cela, il faut lire avec une loupe grossissante la teneur de son ascétisme et son silence qui l’ont conduit à se rendre maître de lui-même, pour procéder à l’embellissement des âmes souffreteuses. Sa piété et sa discipline font de lui l’homme de l’Armageddon, le dernier homme. Cet homme pratique qui a sorti la philosophie des amphithéâtres moisis pour en faire une ballerine dansante au grand jour pour le bonheur de toute la cité en rémission de la bêtise et du péché de cette société de l’imbécilisation qui honore les dyonisiokolakes, les courtisans des tyrans, ces comédiens à qui on érige des stèles et des statues pour jeter dans la lumière crue de la place publique leur petitesse.
Tu as manifesté une affection particulière à mon Mutumbu 99, travail artisanal confectionné avec soin, en l’enveloppant d’une petite soie délicatement kämanienne en ces termes : « Ses aphorismes en sont des étoiles qui brillent et des lumières qui éclairent l’avenir ». Mon Kä Mana de la spiritualité positive est dorénavant gravé dans l’âme du Congo des commencements pour l’éternité, signe d’espérance et du rêve d’une autre jeunesse, tu avais déjà toute mon affection, aujourd’hui je te déclare mon respect.
Hommage au virtuose Kä Mana par Pipin-Guillaume Mandjolo